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The Conversation | Recherche universitaire sur l’Ukraine : le retard de la France
Par Oksana Mitrofanova, Chercheuse en relations internationales, Université Jean Moulin Lyon 3.
Traditionnellement, en France et ailleurs en Europe, les études de l’Ukraine étaient conçues comme une sorte de sous-discipline des études russes. L’attaque massive de la Russie contre sa voisine en février 2022 a braqué le projecteur sur ce pays de 45 millions d’habitants dont les spécificités étaient peu connues. Deux ans et demi plus tard, si la plupart des autres grands pays européens ont lancé d’importants centres d’études consacrés spécifiquement à l’Ukraine, la France apparaît en retard dans ce domaine.
En août 2022, quelques mois après le déclenchement par la Russie d’une guerre à grande échelle contre l’Ukraine, j’avais publié sur The Conversation un article qui commençait par l’affirmation suivante : « la politique étrangère de l’Ukraine et les particularités de la mentalité ukrainienne sont peu connues en France. »
Deux ans plus tard, quelle a été l’évolution des recherches sur l’Ukraine en France, mais aussi dans plusieurs autres grands pays européens ? L’Ukraine est-elle devenue un objet d’étude en soi ou bien reste-t-elle largement considérée comme un thème qui doit être examiné essentiellement du point de vue de son rapport à la Russie ?
Prise de conscience rapide en Pologne, en Allemagne et au Royaume-Uni
En Allemagne, dès l’été 2023, l’Université de Münster a regroupé plusieurs départements au sein de l’Ukraine Research and Studies in Münster (URSiM), tandis que l’Université Viadrina de Francfort-sur-Oder, à la frontière germano-polonaise, ouvrait son Viadrina Center of Polish and Ukrainian Studies (VCPU) qui, seul dans son genre, travaille à la fois sur l’histoire de l’Ukraine et de la Pologne. Le Centre est érigé en composante de l’université. Autrement dit, tant que l’Université Viadrina existera, ce centre fonctionnera.
D’ici à 2028, le ministère allemand des Affaires étrangères fournira cinq millions d’euros pour développer deux centres d’études ukrainiennes, l’un à Regensburg et l’autre à Viadrina, qui serviront à diffuser les connaissances sur l’Ukraine en Allemagne à coordonner le travail des chercheurs allemands travaillant sur l’Ukraine, ainsi qu’à établir des relations avec des scientifiques ukrainiens. Ils seront également utiles aux représentants des institutions allemandes qui participeront à l’avenir à la reconstruction de l’Ukraine après la guerre.
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Au Royaume-Uni, cette prise de conscience est plus progressive. En 2023, l’Université de Manchester est devenue la première Université du monde anglophone à ouvrir une chaire ordinaire de politique ukrainienne, confiée à la politiste Olga Onuch.
En Pologne, les études de politologie ukrainienne sont d’un haut niveau, et les experts polonais de la politique ukrainienne sont tous ukrainophones, ce qui n’est pas systématiquement le cas ailleurs. Des centres de recherches polonais tels que le Center for Eastern Sudies (OSW), le Centre d’études sur l’Europe de l’Est de l’Université de Varsovie (SEW UW) ou encore le Centre d’étude de l’Europe de l’Est de l’Université M. K. Sklodowska de Lublin, qui traitent de thématiques concernant l’ensemble de l’Europe orientale, consacrent une large place aux études ukrainiennes.
Leurs stratégies de diffusion des résultats de la recherche sont intéressantes. Par exemple, le Centre d’Europe de l’Est de l’Université M. K. Skłodowska de Lublin publie simultanément des monographies collectives de chercheurs polonais et ukrainiens en langues polonaise et ukrainienne, et certaines collections d’articles scientifiques publiées à Lublin contiennent des articles rédigés par des auteurs ukrainiens en ukrainien et par leurs confrères polonais en polonais.
Alors que la Pologne ne manquait pas de politistes spécialistes des questions ukrainiennes, elle a également créé en 2022 un Centre d’études ukrainiennes (CSU) à l’initiative du directeur du (SEW UW), Jan Malicki. Cette décision perspicace est certainement utile compte tenu de l’importance des relations polono-ukrainiennes et de la présence d’un nombre important de réfugiés ukrainiens en Pologne (environ 1 million aujourd’hui).
En France, un intérêt accru, mais beaucoup reste à faire
Après le 24 février 2022, un intérêt accru pour l’Ukraine est apparu dans le monde universitaire en France. Nombre de conférences, colloques, tables rondes consacrés à l’Ukraine se sont tenus, en particulier en 2022 et 2023. Mais des structures pérennes d’analyse de l’Ukraine contemporaine ont-elles été créées en France ?
On peut constater le lancement en octobre 2023 de Coruscant, un Centre de recherches sur la Russie qui propose de repenser les modes de production des connaissances sur la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine. En revanche, il n’existe toujours aucun Centre consacré spécifiquement à l’Ukraine et qui soit focalisé sur l’analyse de la politique de sécurité de ce pays et les aspects politiques et militaires.
Des doctorants français voudront-ils s’emparer de thématiques ukrainiennes si seulement des postes de maître/maîtresse de conférences en langue et civilisation russe, et non pas ukrainienne, leur sont proposés ? Il convient de souligner que le problème des études ukrainiennes concerne avant tout la science politique, les relations internationales et la géopolitique, car la France dispose d’une tradition de recherche sociologique, et l’étude de sociétés étrangères, y compris la société ukrainienne, est réalisée à un niveau élevé, comme en attestent les recherches entre autres d’Anna Colin-Lebedev et de Ioulia Shukan. De plus, la langue, la littérature, la culture et l’histoire ukrainiennes sont enseignées à l’INALCO, notamment par Iryna Dmytrychyn.
Mais les cours sur la politique ukrainienne intéressent-ils les étudiants ? Si je m’en réfère à mon expérience d’enseignement en France, les enseignements occasionnels dispensés sur les défis de la guerre russo-ukrainiennes et la politique contemporaine de l’Ukraine ont suscité un vif intérêt des étudiants de l’Institut catholique de Paris et de l’Université Paris-Pantheon Assas. En revanche, la série de cours semestriels consacrés à l’Ukraine contemporaine n’a été suivie que par peu d’étudiants durant les années académiques 2022-2023 et 2023-2024.
Dans le contexte d’une guerre à grande échelle en Europe inédite au XXIe siècle, l’étude de la politique étrangère et de sécurité de l’Ukraine, et le travail sur les questions de défense et d’évolution des forces armées ukrainiennes devraient attirer l’attention d’au moins un cercle restreint de spécialistes. En 2022, j’ai donné à l’INALCO une série de cours en formation continue sur la politique étrangère et de sécurité de l’Ukraine à un groupe composé majoritairement de jeunes officiers fort intéressés par cette formation.
Le cours a été préparé à l’aide de consultations d’analystes militaires ukrainiens et m’a amenée à la conclusion qu’il était pertinent pour les futurs cadres dirigeants de l’armée française d’apprendre non seulement des informations positives sur les forces armées ukrainiennes, mais également de se familiariser avec les problématiques liées à l’instauration de la transparence dans les forces armées, à la corruption, à la période de réduction significative du potentiel de l’armée ukrainienne et à l’étape suivante des réformes militaires, de la formation et de la transformation des forces armées, et, enfin de comprendre le succès inattendu des forces armées ukrainiennes en réponse à l’agression russe, sans parler de certains points purement techniques, comme la créativité des Forces armées ukrainiennes ou l’importance des équipements de défense aérienne de l’Ukraine qui, malgré leur obsolescence, ont joué un rôle important au cours de la guerre. Cependant, il n’y a pas d’intérêt officiel pour la poursuite de l’enseignement de ce cours dans les établissements français.
Y a-t-il une proximité avec la Russie dans les sphères académiques et institutionnelles ?
Dès l’accession de l’Ukraine à l’indépendance, les diplomates français soulignaient déjà que, jusqu’en 1991, la coopération franco-soviétique se déroulait essentiellement avec la Russie (presque 90 % des échanges) et n’accordait donc qu’une place très marginale à l’Ukraine. Lorsque l’Ukraine est devenue un État indépendant, le manque de politistes français capables d’étudier les sources en langue ukrainienne a joué un rôle négatif. Cet état de fait n’a-t-il pas contribué au calque répétitif des récits russes ? Une analyse approfondie des questions ukrainiennes devrait être menée par des politistes capables d’étudier les sources ukrainiennes. Les travaux intéressants de jeunes chercheurs français comme Adrien Nonjon illustrent le fait qu’une relève universitaire est tout à fait capable d’étudier les problèmes les plus complexes de la réalité ukrainienne.
De plus, parmi de nombreux chercheurs français intéressés par les thématiques de l’URSS et de la Russie se détachent les travaux de l’historien français Daniel Beauvois. Le regard neutre de l’historien, fondé sur une analyse minutieuse des archives et des sources, a fait de cet universitaire français l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire ukrainienne. Il s’est rendu à plusieurs reprises en Ukraine, a travaillé dans les archives, ce qui en fait un bon exemple à suivre pour les jeunes historiens et politistes français intéressés par cette aire, et ce d’autant plus que, s’appuyant sur des sources primaires, il évite les pièges de la manipulation et de la guerre de l’information.
À ce stade, Daniel Beauvois estime qu’il y a trop peu d’historiens parmi les réfugiés ukrainiens en France pour qu’ils puissent d’écrire des livres pour déconstruire les récits pro-russes, lesquels sont encore assez souvent répandus dans l’espace médiatique et universitaire.
Est-il possible en France de développer des études approfondies et pérennes sur les aspects sécuritaires de l’Ukraine contemporaine ? Il faudrait pour cela une prise de conscience à Paris similaire à celles déjà constatées à Varsovie, Berlin ou Londres et, pour l’heure, on en est loin…
Oksana Mitrofanova, Chercheuse en relations internationales, Université Jean Moulin Lyon 3
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.