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Conférence - Viols de guerre en Ukraine

Publié le 12 novembre 2024 Mis à jour le 14 janvier 2025
vignette Actu- viols ukraine
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Conférence du Collège de droit

Intervenantes : 

Florence HARTMANN
Journaliste, essayiste.  Ancienne porte-parole et conseillère Balkans de la procureure du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et ancienne porte-parole du parquet du Tribunal pénal international pour le Rwanda

Sylvie Rollet
Professeure émérite en études cinématographiques de l’Université de Poitiers, membre de l’IRCAV (Sorbonne nouvelle) et du Forellis (Poitiers), vice-présidente du Conseil Scientifique de la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme

Mathilde PHILIP-GAY  
Co-directrice du Centre de droit constitutionnel, professeure à l’Université Jean Moulin Lyon 3, déléguée générale de la Chaire lyonnaise des droits de l’Homme
 

Résumé de conférence

À LA GUERRE COMME À LA GUERRE OU L’ANNIHILATION D’UNE HUMANITE

 

Il portait un pantalon kaki, tu sais, la couleur du crime, de la guerre. Il était jeune, vingt ans. Il avait déjà eu le temps de devenir criminel.

Marguerite Duras
 

Dans le Léviathan, Hobbes imagine l’homme primitif antérieur à toute organisation politique. Dans cet « état de nature », « l’homme est un loup pour l’homme » . Cette phrase qui renvoie pour certains à une simple théorie, pour d’autres à la chimère d’un passé très lointain voire préhistorique, trouve pourtant une singulière résonnance dans les faits et agissements de nos semblables « civilisés ». Pour Hobbes, dans cet état de nature, « tous les hommes ont un droit sur toutes choses, et mêmes les uns sur le corps des autres ». La ressemblance est frappante avec le quotidien de la population ukrainienne -hommes, femmes et enfants de tous âges- qui depuis 2014 et plus encore 2022 avec l’invasion russe connait la peur, la vraie, celle qui, d’après les témoignages recueillis, vous « glace ». Notre vingt-et-unième siècle, pourtant si informé, si évolué, ne parait pas exempt d’une certaine régression morale. Les leçons du passé ont-elles été apprises ? Visiblement non puisque depuis la nuit des temps le même schéma semble se répéter inlassablement. Peut-être aussi ne faisons-nous qu’émerger lentement d’un passé banalisé où l’enlèvement des Sabines -entre autres- apparaissait plus en épisode victorieux de l’histoire romaine qu’en rapt violent et criminel ?

S’intéresser à ces aspects de la guerre souvent qualifiés de simples dommages collatéraux, c’est soulever des non-dits, évoquer cette part de l’humanité que nous préférons tous oublier. Car lorsqu’elle se rappelle à nous, qu’il nous est permis d’agir, peut-on encore rester inactif ? Parmi ceux qui répondront par la négative- et nous les espérons nombreux-, les femmes qui sont à l’origine de cette conférence tiennent évidemment une place de choix : Madame Hartmann, aux multiples casquettes de journaliste, essayiste et porte-parole lors du jugement des crimes de guerre au Rwanda ou en ex-Yougoslavie ; Madame Rollet, professeur en études cinématographiques qui par le septième art met en exergue les effets mémoriels des traumatismes historiques ; Madame Philip-Gay, professeure à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et membre active de SEMA, association qui regroupe les survivantes des violences sexuelles en Ukraine.

Malgré la diversité de leurs professions, elles ont le même combat : peu importe, selon les mots de Madame Hartmann, que leur robe soit juridique ou non!

        Les viols de guerre en Ukraine ne sont pas des viols « classiques »

Cette affirmation de Madame Hartmann nous apparait d’emblée comme terrible, et le double sémantisme du terme choisi -« classique » - ajoute encore à l’atrocité. Ajoute non seulement de la torture à la torture du viol et rends plus cruel encore ce crime contre l’humanité. Car il s’agit bien en effet d’un crime contre l’humanité. Plus encore, si on touche à l’humanité de la victime et à son intégrité, l’humanité de l’Humanité entière semble aussi attaquée : n’en vient-on pas en effet à douter de cette humanité comme disposition naturelle de l’homme à l’empathie? Madame Philip Gay – qui a suivi l’affaire du viol d’une petite fille ukrainienne de si près que l’impartiale juriste ne peut que céder le pas à la femme ou à la mère- ne qualifie-t-elle pas d’ailleurs cet agresseur de « monstre » ?

“L'humanité devra mettre un terme à la guerre, ou la guerre mettra un terme à l'humanité.”

L’affirmation de John Fitzgerald Kennedy prend tout son sens ici. Plus que l’extermination de l’humanité comme masse d’individus, c’est la nature intrinsèquement liée à celle-ci qui est gravement touchée.
L’assertion de Madame Hartmann effraie donc : Où l’Homme va-t-il puiser de telles ressources ? Comment en arrive-t-on à cette extrémité, ce degré de cruauté que le commun des mortels ne peut qu’abhorrer ?

L’excuse ancestrale du butin de guerre et des pillages à répétition ne suffit plus. La guerre ne représente plus qu’un mince rempart aux accusations. Peut-être, comme évoqué par les intervenantes, faut-il rappeler que ces hommes, ces soldats russes qui violent, ont probablement et certainement subi eux-mêmes des viols au sein de leur armée. Comment s’attendre alors à de l’humanité de la part d’hommes dont elle a été piétinée, qui ne connaissent eux-mêmes que l’embrigadement et la violence ? La part à faire entre libre-arbitre et soumission est en effet délicate. Le livre de Mathilde Philip-Gay « Doit-on juger Poutine » évoque d’ailleurs par son titre cette dualité : si ce n’est pas l’homme d’Etat qui est rentré lui-même dans les habitations pour commettre l’innommable, c’est bien sa politique qui guide les actions de ses subordonnés. Une politique systématique de génocide physique et biologique comme le rappellent Mesdames Rollet et Hartmann : une volonté affirmée de violer l’intégrité physique des victimes ukrainiennes et un désir plus profond d’extermination de la population par un processus de déculturation (transfert forcé d’enfants ukrainiens en territoire russe) ou en entravant les naissances exclusivement ukrainiennes (par une généralisation des violences sexuelles).

Mais, à défaut de pouvoir dans l’immédiat juger Poutine, il semble tout de même nécessaire d’obtenir aux victimes le jugement des agresseurs factuels, plus accessibles et à la responsabilité souvent avérée. 

Malheureusement, comme l’affirme Robert Sabatier, “La guerre est la multiplication du crime parfait. » : poursuivre les auteurs des crimes est une tâche des plus ardues lorsqu’ils sont perpétrés en temps de guerre. Mais en cela, l’espoir est permis et le conflit ukrainien fait figure de pionnier : si les coupables ont toujours coutume de masquer leur identité en arborant d’autres insignes que celles de leurs régiments, l’Intelligence Artificielle est désormais à même de recouper les déplacements et d’identifier les modes d’action et les auteurs. De plus et pour la première fois, on constate une simultanéité entre les crimes commis, la collecte des preuves et la coopération des différents organes compétents à les étudier et les juger. Ces enquêtes directes apparaissent comme une autre source d’espérance, tant elles semblent fournir un nombre conséquent de preuves et une amélioration significative de l’organisation des juridictions ; on songe même à créer une cour internationale spécialisée dans le conflit ukrainien.

Enfin, la phrase de Madame Hartmann soulève un autre questionnement et il ne saurait s’agir seulement ici du viol de guerre: La nature humaine est-elle si prolixe en crimes que l’on en vienne à qualifier certains viols de « classiques »? Au point que l’on puisse dresser un modèle du viol habituel, typologique ? Difficile de ne pas acquiescer à cette affirmation lorsque les chiffres sont sous nos yeux et ne concernent finalement plus un territoire plus ou moins lointain, un temps variablement reculé : en France, on estime que toutes les deux minutes trente, un viol ou une tentative de viol a lieu. Ce chiffre exorbitant, les nombreux faits divers associés relatés chaque jour dans les médias témoignent de la banalisation de ce crime.  

Mais l’espoir est toujours présent, relayé d’une part par ces femmes françaises qui combattent au côté des victimes ukrainiennes ; porté aussi par ces étudiants et étudiantes, membres du collège de droit, qui ont choisi de prêter leur voix aux témoignages bouleversants des « survivantes ». Ces femmes nous livrent une part douloureuse de leur histoire, mais elles livrent aussi et surtout un combat. Combat pour l’instant majoritairement féminin où deux armes concomitantes sont privilégiées : la parole -pour aider à la qualification si difficile du viol par les autorités juridiques et plus encore par les victimes traumatisées et anormalement honteuses- et l’unité -portée notamment par SEMA- qui fournit un cadre indispensable de soutien.

Il nous est à tout le moins permis d’admirer une telle résilience des victimes et membres de SEMA qui ont choisi de telles armes :

Appeler les femmes « le sexe faible » est une diffamation; c'est l'injustice de l'homme envers la femme. Si la non-violence est la loi de l'humanité, l'avenir appartient aux femmes.

Ghandi

Camille Marchal,
Etudiante en licence de droit