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The Conversation | L’arme nucléaire dans la constitution : une fausse bonne idée

Publié le 6 juin 2024 Mis à jour le 6 juin 2024
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Par Benoît Grémare, Chercheur associé à l'Institut d'Etudes de Stratégie et de Défense, Université Jean Moulin Lyon 3 et Yannick Pincé, Chercheur associé CIENS ENS-Ulm et ICEE Université Sorbonne Nouvelle, École normale supérieure (ENS) – PSL.

L’arme nucléaire dans la constitution : une fausse bonne idée

Benoît Grémare, Université Jean Moulin Lyon 3 et Yannick Pincé, École normale supérieure (ENS) – PSL


Un enjeu clé de la campagne pour les élections européennes est la défense du continent face à l’agression russe en Ukraine et les inquiétudes quant à la sécurité des pays du flanc oriental. S’ajoute à cela le risque d’une moindre protection américaine an cas de retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Ce contexte a conduit Emmanuel Macron à faire des déclarations volontaristes en faveur d’une intensification de la défense commune, celui-ci proposant même un dialogue sur la dimension européenne de la dissuasion nucléaire française.

Il s’est ainsi exposé à de vives critiques, en particulier de Marine Le Pen qui, dès le lancement de sa campagne pour les européennes, a indiqué que le RN, s’il gouvernait, ferait en sorte que « la dissuasion nucléaire soit inscrite dans la constitution comme élément inaliénable ». Ceci renvoie à la proposition de loi constitutionnelle que le parti avait déposée à l’Assemblée nationale en février 2023 visant « à protéger et à garantir la force de dissuasion nucléaire ». Pour atteindre cet objectif, l’article 5, qui liste les missions du président de la République, serait complété ainsi :

« est placée sous son autorité la force de dissuasion nucléaire dont l’organisation, la gestion et la mise en condition d’emploi ne peuvent faire l’objet d’aucun abandon, d’aucune cession, ni d’aucun partage ».

Parmi les motifs exposés dans cette proposition de loi se retrouvent des arguments en soutien à la dissuasion mêlés aux craintes de son ouverture aux partenaires européens et à l’OTAN. Cette proposition mérite d’être interrogée, d’autant plus que des études, ignorées par le parti, ont été menées à ce sujet.

Est-il possible juridiquement d’intégrer un système de défense dans le marbre constitutionnel ? Est-il stratégiquement pertinent de figer une doctrine dans le droit ? Quelle est la dimension politique de cette proposition ? Analyse.

L’atome et le marbre

L’importance de l’arme nucléaire n’est que transitoire. Sa technologie sera à terme dépassée par une innovation plus performante. Cette limite est comprise de longue date en France, puisque l’un des débats majeurs à propos de la dissuasion fut celui de son dépassement notamment face aux armes soviétiques lors de la crise des euromissiles puis en raison de l’initiative de défense stratégique (« guerres des étoiles ») de Ronald Reagan.

Charles de Gaulle faisait de sa politique de défense l’émanation de la Nation au travers de la loi de programme militaire, laquelle non seulement comportait ses objectifs, mais en plus était votée par le Parlement, ce qui permettait d’engager la Nation. Ayant une valeur constitutionnelle au travers de l’article 34, les deux premières lois de programme militaire (1960 et 1964) ont financé la mise en place de l’arme nucléaire. C’est donc dès l’origine que l’arme nucléaire française dispose d’une valeur constitutionnelle, bien qu’elle était intégrée à l’époque dans un concept plus large, celui de la « force de frappe ». De ce fait, plutôt qu’une « force de dissuasion nucléaire », il est donc possible d’inscrire dans la constitution ce principe sans préciser sa technologie.

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Inédit en France, le concept de « force de frappe » lève les restrictions conventionnelles qui enferment l’arme dans un cadre juridique restreint pour son déploiement et son usage. Les divers accords internationaux instaurant des zones d’exclusion de l’arme nucléaire ou encore le traité d’interdiction de 2017 sont politiquement contraignants pour l’exercice de la dissuasion.

Alors que neutre, générique et national, le concept de « force de frappe » rejoint le principe constitutionnel de souveraineté et corrobore celui d’indépendance nationale. Offrant par sa nouveauté une liberté d’action à l’État, la force de frappe permet, par sa valeur constitutionnelle, d’être hors de portée des contentieux internationaux, un avantage dont ne bénéficie pas une « force de dissuasion nucléaire ».

Un non-sens stratégique

Cependant, malgré la faisabilité juridique de la constitutionnalisation de la dissuasion, il est pertinent de s’interroger sur son intérêt stratégique. A l’évidence, intégrer le terme de « dissuasion » dans la constitution consiste à fixer une conception qui correspond, certes, à la doctrine française depuis les années 1960, mais privilégie l’idée de « non-guerre ». Celle-ci proclamée haut et fort, peut faire douter de la détermination des pouvoirs publics à défendre les « intérêts vitaux » de la Nation.

La « dissuasion » a d’ailleurs acquis un caractère quasi neutraliste (laissant entendre que la France serait un pays neutre, dispensé de toute alliance) en raison d’une lecture exagérément indépendante de la politique de défense conduite par Charles de Gaulle. Ainsi, elle est parfois comprise comme strictement nationale, ce à quoi le RN n’est pas insensible. Dans les années 1970 et 1980, le discours des héritiers politiques de De Gaulle a ainsi exagéré le retrait du commandement intégré de l’OTAN de 1966 et toujours affiché une prise de distance vis-à-vis de l’Alliance atlantique au nom de l’indépendance.

Pourtant, dès cette époque les autorités françaises ont eu conscience du risque que faisait peser cette interprétation sur la crédibilité des forces nucléaires à défendre des « intérêts vitaux » qui ne se limitent pas au territoire national : lors de la crise des euromissiles, elles refusèrent d’adopter une posture de type « no first use » (s’engager à ne pas utiliser l’arme nucléaire en premier) malgré une forte pression internationale. Les concepteurs mêmes de la dissuasion en montrèrent les limites à l’image du général Lucien Poirier qui indiquait en 1987 que :

« La dissuasion nucléaire ne saurait résumer, à elle seule, la stratégie militaire d’aucun État. »

La qualification de « force de dissuasion » choisie par le RN impose une posture particulière qui ne répond qu’à une conjoncture spécifique, celle de la retenue d’un conflit direct quitte à s’avancer jusqu’à la menace d’emploi – une posture classique que constatait déjà la Cour internationale de Justice en 1996. Toutefois, si la menace reste permise, l’emploi de l’arme nucléaire est conditionné à des circonstances extrêmes de légitime défense impliquant la survie de l’État. Ces paramètres sont néanmoins faciles à contourner pour une puissance ennemie en pratiquant un niveau de violence inférieur au seuil nucléaire combiné avec une sanctuarisation agressive, comme le pratique la Russie contre l’Ukraine.

Une démarche politique

Cette proposition inscrirait dans la constitution une arme, une technologie, une doctrine stratégique, une politique d’alliance et enfin une compétence présidentielle, soit cinq changements majeurs qui lieraient les mains du pouvoir, en particulier en situation de crise. Même la formulation de la Corée du Nord, seul État ayant, à ce jour, inscrit son statut nucléaire dans sa constitution est plus prudente puisqu’elle s’affirme seulement comme « État doté de l’arme nucléaire ». De même, l’inclusion dans l’article 5 renforcerait le contrôle présidentiel en contrebalançant les articles 20 et 21 lesquels confient la responsabilité des forces armées et la conduite de la défense nationale au gouvernement soumis au contrôle parlementaire.

Cette mesure est bien plus politique que stratégique. Le peu de soin mis à la rédaction du texte de 2023 en atteste, confondant les guerres mondiales en estimant que Charles de Gaulle fut à l’origine du programme nucléaire national à l’issue de la Première guerre, au lieu de la Seconde. En fait, le RN et avant lui le front national, n’ont jamais fait de la défense une priorité, construisant leur notoriété sur l’immigration, l’insécurité et le rejet de l’Europe.

On peut faire le parallèle avec la conversion des autres forces politiques à la dissuasion nucléaire. Jusqu’en 1974, seuls les gaullistes la soutiennent. L’acceptation centriste se fait avec l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, et celle de la gauche en 1977-1978 – lorsque celle-ci croit pouvoir remporter les élections législatives de 1978. Au seuil du pouvoir, il convient de se poser en parti capable de gouverner mais de se distinguer par une posture originale.

Pour le RN, il s’agit de revendiquer une part de l’héritage gaulliste par cette proposition à vocation neutraliste avec pour priorité : quitter le commandement intégré de l’OTAN et « une alliance avec la Russie sur certains sujets de fond ». En 1977, Georges Marchais, secrétaire général du PCF revendiquait déjà cette part en se basant sur une dissuasion « tous azimuts » pour éloigner la France de l’influence de l’OTAN et de Washington. Plusieurs réactions récentes à ces références au Général ont souligné qu’il ne faut pas confondre, lorsque l’on traite de De Gaulle, « autonomie de décision » et neutralité.

La proposition RN conduirait à fixer dans le marbre une arme, une technologie, une stratégie, une politique d’alliance et une responsabilité présidentielle. Cette idée semble juridiquement faisable en respectant le Bloc de constitutionnalité, l’ensemble des normes à valeur constitutionnelle. Pourtant, à la fois éphémère et figée, elle ne permet pas de s’adapter aux rapports de puissances de la situation géopolitique : « En cette matière, il n’y a de pratique qui vaille qu’en vertu des hommes et d’après les circonstances » écrivait de Gaulle à propos des doctrines stratégiques.The Conversation

Benoît Grémare, Chercheur associé à l'Institut d'Etudes de Stratégie et de Défense, Université Jean Moulin Lyon 3 et Yannick Pincé, Chercheur associé CIENS ENS-Ulm et ICEE Université Sorbonne Nouvelle, École normale supérieure (ENS) – PSL

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.